Biographie

Un cinéaste du nord

Baptême

On pourrait presque considérer que la majeure partie de son œuvre tient dans cette chanson qu’interprète Serge Reggiani au début de La Communion solennelle :

Ecoutez l’histoire des Gravet
Des Ternolain des Dauchy
Chevillards paysans ouvriers
Du Pas de Calais de Picardie.

Tout est dit : sa famille, les Gravet, qui ne cessera d’apparaitre d’œuvre en œuvre ; ses racines, le Nord qu’il filmera avec un amour nostalgique. René Féret est bien un cinéaste de la région, il est aussi un être qui a beaucoup dire sur sa vie, ses proches, ses souvenirs, ses regrets…

Pour lui tout commença le 26 mai 1945 à La Bassée. Une naissance comme les autres ? Pas tout à fait car ce bébé se vit affubler du prénom d’un autre. René Féret c’était le nom de son grand frère, un gamin blond qui trouva la mort à l’âge de quatre ans. Ne se remettant jamais de ce drame — mais comment s’en remettre ? — ses parents décidèrent d’offrir le même prénom à cet enfant qui vit le jour dix ans plus tard. Cela marqua le futur cinéaste qui en fit le sujet d’un de ses films, Baptême. « Baptême raconte le drame intime de mes parents, explique-t-il. Et, du coup. il raconte toute leur histoire à partir de leur rencontre jusqu’à la mort de mon père. »

Avant d’en arriver là, avant de transposer en images ses propres souvenirs et l’histoire de sa famille, René Féret vécut une enfance chaotique où l’argent griffait le quotidien. « Ma mère était fille de mineur et cherchait à tout prix à sortir de son milieu. C’est pour cela que l’on ne parlait jamais le patois chez nous et que nous avons habité de grandes maisons. Nous avons toujours vécu dessus de nos moyens, mon père passant de métier en méfier mais ne parvenant jamais à assumer les fins de mois. Et puis il a commencé à fréquenter des gens qui buvaient et là ce sont plutôt des souvenirs de violence pour moi. » Marchand de charbon, vendeur de légumes sur les marchés, chauffeur pour les autobus artésiens, vendeur de linge à domicile… le père de René exerça mille et un métiers. Parfois la chance lui souriait, le plus souvent il tirait le diable par la queue. Le centre de la vie de famille se situait à Annequin où René grandit et où il éprouva ses premières émotions cinématographiques. « Toutes les semaines le curé nous montrait deux ou trois films formidables. Les filles devant, les garçons derrière, et tout ça chahutait. Nous allions aussi au cinéma à Lens, dans une grande salle située devant la gare. Ma mère nous y emmenait pratiquement tous les dimanches, de mes huit ans jusqu’à mes quatorze ans. Plus tard, j’ai fréquenté le Familia à Béthune. Il y avait un monde ahurissant mais personne ne voyait le film : les garçons et les filles venaient pour flirter et on pouvait flirter avec dix filles dans une même séance ! »

Mais la graine du spectacle était en lui. Après des études classiques qui le menèrent de Béthune à Douai, il débarqua à Lille. Là se situa la rencontre avec le théâtre. Ce fut la Baraque Foraine que dirigeait Pierre Vanacker. René décida de délaisser des études qui ne l’inspiraient pas pour entrer dans le monde du spectacle qui le fascinait. Il brûla les étapes : à 17 ans il entra à l’Ecole Nationale d’Art Dramatique de Strasbourg, trois ans plus tard il se produisit dans différents Centres Dramatiques de province (Lille, Rennes, Strasbourg…). Au passage il rencontra Cyril Robichez qui le mit en scène dans Le Cocu Magnifique de Cromelynck dans le cadre du Festival des Flandres à Lille. Peu après, René Féret créa le Centre Dramatique de l’Ouest à Rennes et monta la première pièce de Dario Fo présentée en France : Les Archanges ne jouent pas au billard électrique. Puis, à l’âge de 25 ans, il rejoignit la compagnie de Jean-Pierre Vincent à Paris. Là il joua plusieurs pièces de Brecht et provoqua une véritable redécouverte de cet auteur dans la compagnie qu’il créa au sein de la Maison des Jeunes de Clichy.

Mais le cinéma n’était pas loin. René n’affichait pas encore trente ans qu’il décida de se lancer dans la grande aventure. Et quelle aventure : auteur-réalisateur-producteur. Ce fut Histoire de Paul qui obtint le Prix Jean Vigo 1975. Un film sur une expérience vécue : son passage dans un hôpital psychiatrique. « Histoire de Paul est directement lié à une expérience personnelle. A l’époque, j’ai un peu « détourné » la question et raconter l’histoire de l’hôpital me permettait de ne pas raconter l’histoire de Paul, le personnage. Toute la singularité, tout ce que le personnage pouvait avoir d’éminemment personnel a été contourné. A l’époque, j’étais incapable d’en parler… » A travers ce récit, le jeune cinéaste voulait apporter un regard nouveau, une vision de l’intérieur de cet univers hors norme à mi chemin entre le pur établissement hospitalier et la prison. La critique fut unanime. Dans Le Nouvel Observateur, Jean-Louis Bory ne tarit pas d’éloges : « Ni documentaire, ni réquisitoire social, Histoire de Paul nous informe en nous demandant de partager une expérience individuelle. C’est cette expérience que Féret reconstitue dramatiquement : avec des comédiens et dans un décor représentant le huis-clos d’une « chambrée » d’hôpital. […] Féret a réussi : Paul nous est fraternel. Nous nous découvrons tous vulnérables. Pour beaucoup de gens la vie d’aujourd’hui rend difficile le maintien de leurs raisons de vivre. »

Un cinéaste était né. Mieux : un auteur. Comme la plupart des grands auteurs, il se rapprochait de ses fondements les plus profonds : non seulement Histoire de Paul se voulait largement autobiographique mais, de plus, il faisait indirectement référence à la région natale de René Féret, le Nord. Cette même région fut base de son film suivant, La Communion solennelle. « J’ai tourné à Beuvry parce que cela constituai’ une sorte de compromis entre Cuinchy et Annequin, les villes de mon enfance. J’avais besoin d’un décor proche des mines et j’avais cherché peu partout, notamment du côté de Lens où existait encore un puits de mine. Finalement, j’ai choisi Beuvry parce que ça ressemblait à Cuinchy. De plus, il y avait des hôtels pour loger l’équipe. J’ai tourné aussi quelques scènes du côté d’Anzin et les intérieurs à Paris. » Ce film prit naissance à l’écoute des histoires de famille que lui racontaient son grand-père et sa grand-mère. Il naquit aussi de nombreuses rencontres professionnelles et amicales. En rédigeant le scénario. René Féret pensa à des acteurs bien précis avec lesquels il avait déjà travaillé (Philippe Léotard. Nathalie Baye, Monique Chaumette, Coline Serreau, Myriam Boyer. Véronique Silver…). Même Marcel Dalio faisait partie de ses relations puisqu’il avait déjà failli jouer dans Histoire de Paul. Par bonheur tous répondirent présents à l’appel. Féret organisa une première réunion à la Maison des Jeunes du VIème arrondissement. 60 acteurs présents ! L’auteur avait dessiné sur un grand tableau noir un arbre généalogique très précis où chacun pouvait retrouver son personnage. Il distribua même des photos de famille. Puis, ne disposant pas encore d’un scénario précis, il raconta son film. René Féret ne souhaitait pas faire une reconstitution minutieuse mais recréer une période, une ambiance, c’est pourquoi il interdit à ses comédiens de rencontrer les personnes qu’ils jouaient. Puis, quand tous les rôles furent bien distribués, il peaufina son scénario et demanda à un dessinateur de lui construire un story-board, audace rarissime dans le cinéma français des années 70. Sur le plateau de tournage aucune place à l’improvisation, hormis pour le repas de communion. « Ce fut pour un tournage magique. J’étais en plein air avec plein de personnages hauts en couleurs qui me rappelaient ma famille. Et puis, j’étais papa depuis trois mois et mon bébé m’accompagnait sur le tournage. Il apparaît dans le film. »

La Communion solennelle fut présenté au Festival de Cannes 1977 en sélection officielle, preuve que René Féret continuait de brûler les étapes. Sur sa lancée, il ne cessa d’écrire, de filmer, de jouer et de produire. Le voici auteur-réalisateur de Fernand, Mystère Alexina (présenté dans la section « Un Certain Regard » au Festival de Cannes 1985) et L’homme qui n’était pas là ; le voilà auteur avec Jean-Claude Carrière de Une vie, d’après Guy de Maupassant ; le revoici acteur pour Jeanne Moreau (Lumière). Jacques Doillon (La fille prodigue), Joyce Bunuel (Caméléon), Marc Pico (Savannah) et lui-même (il tint le rôle principal de L’homme qui n’était pas là) ; le revoilà producteur (notamment Moi, Pierre Rivière… de René Allio).

Mais au milieu de toutes ces activités. René Féret eut la désagréable impression de se disperser. Il sentit qu’il s’éloignait de ses racines. Douze ans après La Communion solennelle, il retourna dans le Nord. « J’avais fait des films pas du tout autobiographiques qui n’ont absolument pas marché. Je me disais : « C’est nul de raconter ses propres souvenirs : c’est de la mémoire, pas de la création. » Finalement, j’ai arrêté de tourner pendant cinq ans, me consacrant exclusivement à la production. Et puis je suis revenu au cinéma avec Baptême, un film que je ne pouvais faire qu’après la mort de ma mère, parce qu’il traitait de la mort de son premier enfant. »

Revoilà René, « l’autre » René. Cet autre qui hante le cinéaste depuis des lustres. Cet autre qu’il exorcisa d’abord par l’écrit avant de le projeter sur grand écran. « Juste après La communion solennelle, en 1977, je me suis lancé dans l’écriture d’un roman retraçant l’histoire de mes parents. Je n’étais sans doute pas encore mûr pour aborder convenablement la vie d’un couple et d’une famille et peut être pas suffisamment détaché de mon enfance puisque j’abandonnai le projet huit mois plus tard. Ce n’est qu’en 1985 que je suis revenu aux photos de famille qui m’avaient déjà servi à écrire. L’une de ces photos a été au centre de mon travail. C’est le portrait d’un petit garçon de quatre ans que j’avais vu pendant toute mon enfance posé sur le piano de la salle à manger. Cet enfant mort accidentellement à quatre ans, dix ans avant ma propre naissance et dont je porte le nom. Autour de cette photo principale, j’ai reconstitué tout une histoire à partir des autres photographies. Baptême est un mélange d’anecdotes inventées sur un fond de réalité et de vérité. »

Et René Féret de transporter ses caméras à Beuvry durant l’été 1988. « Il m’aurait peut-être été plus facile de tourner ce film ailleurs que dans le Nord car chacun de mes tournages dans le Nord a été une épreuve du fait que j’y raconte des choses très intimes. Je revenu à Beuvry aussi pour retrouver les lieux de tournage de La communion solennelle douze ans après… Il y a dans le Nord une lumière particulière qui, en tant que cinéaste, me comble vraiment. C’est une lumière rare. Elle est comme les gens du Nord : à la fois dure et extrêmement attachante. Elle est implacable parce qu’elle est forte et montre tous les défauts, mais, dans le même temps elle charme et enveloppe. »

Là, dans cette région qu’il connaissait si bien, l’auteur reconnu par les critiques, le cinéaste sélectionné dans de nombreux festivals, redevint l’homme qui marchait dans l’ombre d’un frère défunt. « Mon frère repose au cimetière d’Haisnes-lez-La-Bassée où est née ma mère. Personne n’a été sur la tombe de cet enfant depuis la mort de ma mère. Le premier jour de tournage à cinq heures du matin, je suis allé dans ce cimetière. Il était fermé par une double grille. J’ai escaladé le mur pour entrer. Je n’ai pas fait cela pour m’en vanter après mais parce que je sentais que c’était nécessaire pour moi. J’ai cherché sa tombe pendant au moins dix minutes, et je l’ai enfin trouvée. J’ai pris de la force dans cet acte. D’une certaine manière, j’ai dédié ce film à mon frère défunt. »

Baptême fut construit à la fois comme un film pour grand écran et comme une série télévisée. A nouveau la critique fut louangeuse, jusqu’à Jacques Siclier qui écrivit dans Le Monde : « le premier événement de la rentrée ». De fait, le film obtint un beau succès public et confirma René Féret parmi les grands auteurs de sa génération.

Mais il n’en avait pas fini avec ses propres souvenirs. Après Promenades d’été qu’il définit lui-même comme un « divertissement», Féret, à l’automne 1992, filma une nouvelle expérience personnelle à travers La place d’un autre. Retour à l’univers psychiatrique, retour aux souvenirs douloureux. Une sorte de prolongement d’Histoire de Paul dans lequel l’auteur avait volontairement caché les raisons de l’internement du personnage central, son double. « La mort de son père, tuer quelqu’un dans un accident de voiture, devenir fou, tenter de se suicider puis renaitre par l’art, par la scène, en récitant « Le Survivant de Varsovie » de Schoenberg qui fait référence à l’une des plus graves tragédies du siècle, l’holocauste juif : voilà des événements qu’on pourrait inventer dans une fiction. Je n’ai pas eu à le faire puisque j’ai vécu précisément ces faits en 1968. C’est ma propre réalité qui a alimenté ma fiction, purement et simplement. »

Comme pour prolonger la filiation avec ses films antérieurs. René Féret baptisa d’abord ce film Thomas Gravet, du nom d’un des personnages de La Communion solennelle et de Baptême, puis il renonça. Pourtant ce patronyme resurgit deux ans plus tard lorsque Féret signa Les frères Gravet. « C’est sans doute ainsi que j’exprime ce qui touche à mon identité. Ce nom possède une signification intime. Et en même temps il représente comme un fil qui relie mes films entre eux et qui leur permet d’appartenir aux autres comme ils m’appartiennent. »

Ce film injustement inédit en salles et, pour le moment, présenté uniquement dans quelques festivals et sur Canal Plus est une nouvelle réunion de famille, cette fois à l’occasion du décès de la mère des cinq frères. « En réalité, je me suis contenté de transposer une réalité familiale que je connaissais ; personnellement je n’ai eu qu’un frère mais mon père en avait trois. Plus une soeur qui se prénommait Léone. Comme dans le film, elle est morte assez jeune. J’ai donc repris ce schéma familial en rajoutant simplement un cinquième frère. »

L’œuvre de René Féret ne saurait se résumer à une succession de « films du Nord ». D’abord tous ses films n’ont pas eu pour cadre cette région, beaucoup s’en faut. Ensuite ce critère cache la profondeur psychologique de l’ensemble. Féret propose de véritables plongées dans l’âme humaine. En décortiquant ses souvenirs, en pratiquant l’introspection intelligente, en fouillant dans les entrailles de son passé et de celui de sa famille, il offre des portraits d’hommes et de femmes. Non des ébauches trop rapidement dessinées pour justifier une intrigue mais des êtres forts, complexes, torturés, attachants et finalement beaux. René Féret est le cinéaste d’une certaine beauté, celle de ces individus qui nous entourent et que, parce que trop pris dans une spirale que nous ne contrôlons pas, nous oublions tout simplement de regarder…

Gil Archer