Biographie

Rencontre avec René Féret

René Féret

Dominique Villain :   René Féret est l’auteur de quinze longs métrages, écrits, réalisés et produits pour le cinéma depuis 1975, de films pour la télévision, d’un roman écrit et publié après le film Baptême. Il a également produit des films d’autres réalisateurs et réalisatrices, et pendant quinze ans enseigné le cinéma à l’université Lille III. Acteur, il s’est formé à l’école du Théâtre National de Strasbourg et il a fait partie de la troupe Vincent-Jourdheuil.
Tenace, à l’écart du système et des modes, sans beaucoup d’argent ni de stars, il se donne la liberté de faire avec les acteurs – professionnels ou non – et l’équipe de tournage, dès le premier film, Histoire de Paul, ce qu’il a en tête. Un cinéma d’instinct, mais aussi d’intelligence, marqué par le travail post brechtien de ses débuts. René Féret a parlé de sa « mission de survie » qui consiste à inscrire le particulier dans l’Histoire, on pourrait ajouter la solitude dans le groupe, l’autobiographie dans la fiction ou l’inverse. Parti du désir d’animer les photos de sa famille et de raconter sa propre histoire, il s’approprie ensuite d’autres histoires, vécues par d’autres et relatées dans des écrits intimes, de personnages proches de lui qui ont existé. Habité par le passé, il a le goût de la reconstitution, en costumes, et celui d’inscrire ces personnages dans son présent, dans les lieux où il vit et avec des acteurs qui sont ses propres enfants ou ses amis.
Cette reconstitution qu’on pourrait dire personnalisée est rare.
Nannerl, c’est l’histoire de la sœur de Mozart et de sa famille à partir des textes de l’époque, mais avec un décalage, par exemple dans la façon de parler, qui est très actuelle. Cette reconstitution de personnages se poursuit, puisque Madame Solario, seizième long métrage, est adapté d’un roman qui se passe au 19 ème siècle. Tandis que le film suivant, intitulé Le Prochain film, raconte l’histoire — plus ou moins autobiographique ? — d’un cinéaste d’aujourd’hui et de son frère acteur.
Nous pourrions aborder cette œuvre très personnelle à partir d’un premier point : la construction dramaturgique. René Féret écrit les scénarios de ses films, il en est même l’unique scénariste, il a donné des cours de scénario, et nous pourrions engager la discussion sur ce savoir particulier que ne possèdent pas tous les cinéastes, même si tous cherchent à créer des émotions chez les spectateurs. Cette dramaturgie d’un long métrage de cinéma n’est pas une science exacte, mais c’est un travail précis dont René Féret ne se cache pas. Dans le bonus d’un de ses DVD, on en voit un exemple à propos d’une scène d’un de ses derniers films, Il a suffi que maman s’en aille, où sa fille, justement, joue un rôle très important. Il faut qu’elle pleure parce que son père gravement malade va être hospitalisé, et on voit René Féret dire à sa fille « Oui, oui, il faut vraiment que tu pleures, parce que c’est là que les spectateurs eux-mêmes vont pleurer ».
Peut-on parler de mélodrame ? De mélodrame retenu peut-être par une grande sobriété.
René Féret choisit toujours des histoires bouleversantes. Les débuts très rapides nous font entrer tout de suite en plein dans le film, avant même le générique. Puis s’enchaînent de nombreux événements, et ensuite, il y a ces fins, toujours particulièrement émouvantes – « vraies » fins [1], morts, suicides, apothéoses.
Filmiquement, comment arriver à ses fins ?
Comment créer des émotions par le travail du scénario, la construction de la dramaturgie, et la direction des acteurs ? Et pour commencer, est-ce que les dessins des story-boards, donnés en exemple dans un bonus de La Communion solennelle sont un outil important de la précision revendiquée par René Féret ?

L’acte de création

René Féret : Je vous écoutais comme si je n’étais pas du tout la personne dont vous parliez et je me disais que ça devait être un type vraiment intéressant, mais la tragédie c’est qu’il s’agit de moi, il va falloir que je réponde ! Je vais essayer de répondre avec des petites anecdotes, je crois que c’est ce qui raconte le mieux cette pratique. Vous parliez de ma fille qui n’arrivait pas à pleurer, je m’en souviens très bien, c’était une journée complètement ratée. Ma fille avait dix ans, elle devait pleurer parce que son père était en train de mourir. Déjà, je suis son père, et je la mets en scène. Évidemment, ce n’était pas moi, c’était Jean-François Stévenin qui jouait le rôle, et d’ailleurs ce n’était même pas moi dans la fiction. Elle n’arrivait pas à pleurer. Il n’y a aucune raison qu’elle pleure comme ça, sur un claquement de doigt, et même si elle est actrice, il n’y a aucune raison qu’elle sache pleurer. D’ailleurs, au fond, personne ne sait jouer. Même les acteurs professionnels ne savent pas du tout comment ils vont faire, chaque fois il y a une mission de jeu. C’est le fait de la création. Quand j’ai un plan à faire, je ne sais absolument pas comment je vais le faire, qu’il ait été dessiné ou non.
Pour mon deuxième film en effet, comme je m’ennuyais en attendant le financement, j’ai fait dessiner tous les plans, du premier au dernier, et ce fut une expérience formidable. Je me suis rendu compte qu’il y a en soi un vrai potentiel d’écriture quand on écrit un scénario et qu’on va le réaliser, même si on sait très bien que le scénario n’est pas une fin, que le travail à faire ensuite est à faire à cent pour cent. Il y a une énergie, une vision, un mélange de confusion et de désirs, dont on récupère une petite partie seulement et heureusement, parce que sinon on tomberait dans la photocopie, dans le cliché. Le storyboard était une preuve que j’avais cela en moi, et c’est pourquoi je n’en ai plus jamais refait. Storyboard ou pas, la chose est en vous. Cette chose faite d’incapacité parce qu’on ne l’a jamais faite, mais aussi de précision parce qu’il s’agit de mettre en place ce qu’on a vu en soi. Cette espèce de nécessité, on peut la dessiner, on peut la raconter, on peut la filmer. C’est pour cela que maintenant j’attends le dernier moment avant de mettre en scène un plan. Je suis arrivé à une espèce de volonté d’incapacité, pour être dans un état créatif le meilleur possible, parce que je me fais confiance, je sais que j’ai en moi les éléments qui vont me permettre de réussir. Cela n’exclut pas l’angoisse, la terreur, même, de se croire incapable, qui accompagne toujours l’acte créatif. En plus, sur un tournage, vous êtes devant quarante personnes qui attendent ce que vous allez décider. Cette notion d’incapacité, de nécessité, et finalement de capacité, se vit dans l’urgence et dans la demande collective des personnes qu’on a payées pour vous accompagner dans cet acte.

Dominique Villain : Depuis quand avez-vous arrêté de préparer votre découpage à l’avance ?

René Féret : Depuis toujours. Le storyboard de La Communion solennelle est une exception. J’avais sur ce film-là un premier assistant remarquable, bien meilleur que moi au niveau de sa formation de cinéma, qui me disait – René Allio me disait la même chose – « Tu as dessiné tous les plans, tu t’es mis dans un état d’incapacité de création », c’est-à-dire : ton élan créatif est devenu une espèce de mise en pages, tu vas passer ton tournage à faire et refaire ce que tu as décidé, tu es vraiment à côté de l’acte. Évidemment, j’ai pris peur, je me suis dit que je n’aurais jamais dû faire ça, et j’ai empêché que quiconque regarde ce découpage, qui était très bien fait. Je me suis raconté que je n’en tiendrai pas compte, je n’ai pas voulu qu’on y fasse référence… et j’ai filmé tous les plans exactement comme je les avais fait dessiner ! Cela m’a prouvé que j’étais voué à cette écriture-là, c’était mon écriture. Pour peut-être avoir une écriture plus intéressante, il aurait fallu faire faire les dessins par quelqu’un d’autre. Si ce quelqu’un avait été meilleur que moi, j’aurais pu, en le copiant, me dépasser. Finalement, cette minutie, cette préparation, j’ai considéré qu’elle ne servait pas à grand-chose, et je crois que je n’avais pas tort. Maintenant je ne dis plus rien à personne, ni à l’acteur, ni au décorateur, ni au directeur de la photographie. Je joue à la vedette, je dis « Je ne sais pas » — en plus c’est vrai, je ne sais pas comment je vais faire. Jusqu’à l’extrême moment où je devrai dire ce que je vais faire, je suis dans un mode créatif beaucoup plus plein que si j’avais défini précisément la veille ou l’avant veille ce que j’allais faire. Avec l’acteur, c’est pareil.

Une étudiante : Votre écriture de storyboard, c’était une manière de vous rassurer ?

René Féret : Exactement. En plus, je trouvais cela assez médiocre parce qu’on ne peut pas dessiner la mise en scène réelle. On ne peut que l’esquisser même si, heureusement, c’était un très bon dessinateur. J’avais déjà fait un film sans storyboard, mais c’était un film de souvenirs, d’événements que j’avais vécus, le storyboard était vivant en moi, je n’allais pas le montrer aux autres. Pour mon deuxième film, le storyboard devait servir aux techniciens, en fait cela ne sert à personne. Enfin, je ne veux pas minimiser l’intérêt de faire un storyboard… si, un peu.

Le rendez-vous avec l’acteur

Dominique Villain : Comment dirigez-vous les acteurs ? Jean-François Stévenin, par exemple, dit que vous les dirigez très précisément.

René Féret : Ce que je demande maintenant à l’acteur, c’est d’arriver sur le plateau dans un état de nullité. L’acteur lit le scénario – sa première lecture est sûrement la plus porteuse, il se met en place inconsciemment devant un personnage. Consciemment, l’acteur va chercher, comme nous tous, des références, auprès de tel acteur qui a joué ce genre de rôle, comment il s’est distingué, comment lui pourrait se distinguer à son tour, etc. Il va faire un travail d’analyse un peu historique, mais cela ne va rien lui apporter.
Quel est le rendez-vous avec l’acteur?
Un film se fait, il y a des préparatifs, du maquillage, une équipe, une organisation démentielle. Et d’un seul coup, sur une chaise, on va devoir voir un homme qui vient de perdre son fils, par exemple. Si on pense à La Chambre du fils de Nanni Moretti. L’acteur ne peut pas se dire « Je vais le jouer comme ça ». Il ne peut que se dire « Comment vais-je jouer ça ? Que va me demander le réalisateur, dans quelle position vais-je pouvoir me mettre pour trouver la vie intérieure d’un moment aussi fort, et l’exprimer sans gesticulation ? » Et je me mets au même niveau, je me dis « Comment vais-je faire ce plan ? » C’est impossible à imaginer la veille ou même une heure avant, mais au moment où il faut le faire, j’entre dans une zone émotionnelle, je commence à me dire que cette chaise c’est la chaise où le père va être assis. Et là, dans cet état de nullité, je vais essayer d’être inspiré et de donner à l’acteur une approche qui va lui permettre de trouver une fissure, un chemin original, spécifique, inattendu, indéfini, qui va constituer l’événement du moment qu’on va filmer. C’est presque comme un rapport amoureux. Si vous êtes amoureux de quelqu’un et que ce quelqu’un vous propose une première rencontre, vous n’allez pas passer votre temps à imaginer ce que vous allez faire. Vous allez simplement, comme un aimant, à ce moment émotionnel qui va être tellement fort qu’il va créer les comportements, les mains qui se touchent, les caresses, et les mots qui se disent. Peut-être que vous allez dire des choses que vous n’aviez pas du tout prévues, peut-être que justement vous allez parler de votre père – je dis n’importe quoi. Il s’agit d’ouvrir toutes les portes de l’interprétation. Voilà pourquoi maintenant je demande à l’acteur de venir nul, c’est-à-dire sans aucune réponse, ni sur le style, ni sur la façon de jouer, ni sur celle de dire les mots. Je pense que c’est la seule solution.
Peut-être cette clairvoyance est-elle inhabituelle.
On est obligé de jouer un jeu d’absence de connaissance.
Dire cela dans une université, ce n’est pas vraiment très adroit !

Échec et inspiration

Dominique Villain : Donc, votre fille de dix ans, comment réussir à la faire pleurer ?

René Féret : Elle est assez pénible sur le plan caractériel, et moi aussi, nous nous disputons facilement devant les gens. Je voyais qu’elle ne le ferait jamais bien, on avait tourné huit plans où elle était plus que moyenne. J’étais vraiment déçu, et en même temps, inconsciemment, je théâtralisais mon mécontentement. Je savais qu’en le théâtralisant, devant l’équipe, devant elle, elle allait culpabiliser, sa conscience d’actrice – si elle existait – allait se développer, et en tout cas elle serait consciente de son échec. Elle savait très bien qu’après l’échec la réussite est tout de suite possible, l’échec n’est pas forcément un cul-de-sac. Dans le jeu, l’échec est souvent le passage obligé, c’est en traversant tout ce qui est mauvais, la médiocrité, les clichés, qu’on atteint le bon, les acteurs le savent.

Dominique Villain. Avec plusieurs prises ?

René Féret : Avec plusieurs prises… avec l’échec. Un sentiment d’échec des dix premiers jours de tournage. Ce sentiment d’échec permanent sans lequel on ne peut pas faire un film. Les seuls sentiments de réussite que j’ai vécus ont donné les pires films que j’ai jamais faits. Pour en revenir à ma fille, finalement, j’ai fait la gueule, je lui ai dit « ça suffit, de toute façon cette scène est complètement nulle maintenant. Je ne te reproche pas de ne pas pleurer, je te reproche de ne pas chercher le moyen de pleurer ». Sa mère était là, puisqu’on travaille ensemble ¾ elle monte mes films ¾, et à un moment, la journée finie, elle s’est retrouvée sur les genoux de sa mère, et elle m’a regardé, et là elle a vraiment eu un sentiment d’échec. Je crois qu’elle a eu aussi la conscience que c’était un moyen de pleurer. Elle s’est mise à pleurer, mais alors à pleurer… d’une façon formidable ! J’ai rappelé tout le monde et on a tourné. Forcément, c’est un événement de pleurer. Si on fait ici le concours du premier qui éclate en sanglots, cela ne va pas être facile, il va falloir trouver des trucs pour y arriver. Les pleurs d’un enfant de dix ans, c’est quelque chose d’extrême. Rien que pour jouer un homme qui ouvre une porte avec en lui une espèce de flot de désespoir ou une joie folle de rentrer, et qui doit dans un plan assez long bouger des objets, s’asseoir, ouvrir la fenêtre, etc. Tout est difficile, il n’y a pas un geste de l’acteur qui ne soit d’une difficulté monstrueuse. Il doit être inspiré. Et le réalisateur, de même, doit être inspiré au moment où il fait le plan. Il ne suffit pas d’être inspiré par son sujet, il ne suffit pas d’avoir eu une inspiration suffisante pour écrire un bon scénario, il ne suffit pas d’être inspiré en choisissant les acteurs, en choisissant l’équipe etc. Il faut être dans une situation de nécessité d’inspiration chaque fois que vous faites un plan, c’est-à-dire à tout moment. Trouver comment filmer et ce qu’il faut dire à l’acteur pour lui permettre de trouver des choses qui vous étonnent vous-même.

Le jeu intérieur

Dominique Villain : Le fait d’avoir été acteur vous aide à travailler avec les acteurs ?

René Féret : Oui, je crois. Cela permet que l’acteur me comprenne. Quand je parle à l’acteur, je sais exactement comment il triche, comment il se ment, comment il se croit bien quand il n’est vraiment pas bien, et comment il est grand quand il s’abandonne. Le problème de l’acteur consiste à s’abandonner en tant qu’acteur. L’être humain qu’il est, c’est ça qui le fait réussir et non pas sa pratique d’acteur. Quand on est acteur, il y a des expériences, mais il n’y a pas de savoir, sauf un peu au théâtre où il faut se faire entendre. On peut prendre des cours de voix. Mais pour éprouver des sentiments authentiques, il faut que l’homme passe devant l’acteur. Et c’est une contradiction majeure, puisque vous êtes par définition dans le mensonge, dans l’artifice. Dans un cinéma réaliste où l’authenticité nous passionne, les grands acteurs nous permettent de nous identifier complètement à ce qu’ils ressentent. Ce qui n’empêche pas de critiquer leur comportement ou de comprendre leur personnage. Pour le jeu, il faut que l’homme soit devant. Cela revient à dire à l’acteur « Chez toi, tout ce qui est acteur me désespère, me déçoit. Ce que j’aime en toi c’est l’homme… Quel homme es-tu ? Arrête de jouer, arrête d’exprimer des choses fausses, arrête de faire ce que tu sais déjà faire, sois démuni, neuf, vierge. » Comme nous le sommes dans la vie chaque fois que nous éprouvons un sentiment qui nous échappe. La peur, l’envie, la jalousie, le désir, la méchanceté, tout cela nous échappe quand nous le vivons.

Une étudiante : Dans votre cinéma, autant pour l’acteur que pour vous, réalisateur, c’est l’émotion qui engendre l’acte de création ?

René Féret : L’intelligence et le savoir consistent à se mettre dans une situation qui permette en effet l’éclosion d’une émotion qu’on ne peut trouver qu’intuitivement. Il n’y a pas de méthode théorique pour accéder à ce résultat.

L’étudiante : Cela ressemble à la méthode de Stanislavski ? L’acteur cherche dans ses émotions intérieures…

René Féret : Stanislavski a dû tout réapprendre grâce à Tchekhov. Au lieu d’expliciter les pensées de ses personnages, Tchekhov a écrit ce qu’ils ne disent pas, donc ce n’est pas « écrit ». Il a écrit des silences, que l’acteur doit remplir par une vie intérieure. Avant lui, le théâtre c’était la déclamation, d’ailleurs c’est parfois encore le cas : le texte est une fin en soi, il contient tout. Or au cinéma, et au théâtre à partir de Tchekhov et Stanislavski, le texte détient huit pour cent et il faut trouver le reste à l’intérieur du personnage. Si on avait appris à Tchekhov à écrire des pièces ¾comme peut-être vous avez appris dans des manuels comment écrire des scénarios ¾, il n’aurait jamais écrit ces pièces-là, des non-pièces où il ne se passe rien. Les personnages n’évoluent pas, ils se taisent, s’empêchent de vivre ce qu’ils souhaitent vivre. Cela a été une révolution, de la vie intérieure, de l’inconscient, du silence. Pour l’acteur c’est fabuleux, pour Stanislavski aussi. Cela lui est arrivé d’être caricatural, de mettre sur la scène des meules de foin, des poules et des canards, au point que Tchekhov était furieux. Mais c’est ainsi qu’a commencé le jeu intérieur, repris ensuite par l’Actor’s studio [2], cela tombait bien pour le cinéma. Ce qui nous plait chez les acteurs dans un film réaliste, c’est ce qu’ils ne disent pas, ce qu’on devine …

Savoir son texte sans l’apprendre

Un étudiant : Je ne suis pas sûr de très bien comprendre cette idée de l’acteur qui doit arriver « neuf ». Il y a des acteurs excellents qui, au contraire, font des mois de préparation pour s’immerger dans le rôle, pour anticiper un peu ce qu’ils vont être dans le film, et ils sont très bons.

René Féret : La préparation est tout à fait bienvenue, d’ailleurs parfois des préparations objectives sont nécessaires. Dans un de mes films, l’acteur qui jouait un homme atteint d’un cancer a dû maigrir de sept kilos et il est allé à l’hôpital observer des malades. Néanmoins, au moment de la naissance du jeu sur le plateau, au moment précis du rendez-vous avec le plan, par exemple pour une petite séquence dont on doit tourner huit plans dans la journée, je ne sais pas si sa préparation lui sert à quelque chose. Quant au texte, je dis toujours aux acteurs de ne pas l’apprendre. Si un acteur apprend son texte, il l’organise, il l’apprend comme un lecteur et pas comme un interprète. S’il l’apprenait comme un interprète, il travaillerait sur les silences qui ont provoqué ces mots-là, sur tout le tissu du texte.

L’étudiant : Pourtant, un acteur qui fait partie du cinéma de très grand public, Anthony Hopkins, dit qu’il lit cinq cents fois son texte, obsessionnellement, avant de commencer un tournage, donc forcément il l’organise…

René Féret : Pas sûr. Je ne suis pas contre le fait de lire son texte cinq cents fois.
Prenons l’exemple d’un personnage qui va nous révéler qu’il n’a jamais aimé les femmes et que, bien qu’il ait trois enfants, dès l’âge de dix-sept ans, il a eu des relations avec des hommes, et il développe depuis des années une relation avec un homme qu’il aime profondément. Personne n’est au courant, ni sa femme, ni ses enfants, il ne sait pas comment leur parler. Admettons. Il y a deux pages magnifiques de texte, dans lesquelles cet homme va dire à quelqu’un qu’il rencontre pour la première fois, à une femme avec qui il sympathise dans un train, ce qu’il n’a jamais dit à personne. Il faudra bien sûr que l’acteur sache son texte quand on filmera la scène.
Il faut qu’il le sache, je lui interdis de l’apprendre, mais je veux qu’il le sache.

L’étudiant : Mais comment dissocier apprendre et savoir ?

René Féret : C’est là qu’on rejoint Anthony Hopkins. Si je dis à l’acteur d’apprendre son texte en le lisant chaque matin et chaque soir pendant un mois comme une prière — quand je récitais des prières il y a très longtemps, je ne comprenais pas ce que je disais —, sans l’articuler avec son intelligence, en le lisant comme une litanie, comme quelque chose de neutre, sans aucun sens, il va savoir le texte parfaitement, et il va pouvoir sortir des émotions. Il sera dans l’intelligence de sa pratique, il arrivera peut-être à bien jouer la scène. Sinon, elle paraîtra trop écrite, ennuyeuse, et elle sera coupée. Ce n’est pas du tout une philosophie, c’est une technique, on ne peut pas faire autrement. Quand vous écrivez un scénario ou un texte comme celui-ci dont l’idée m’est venue en vous parlant, cette contradiction de toute une vie, ce secret à livrer à une inconnue, comment l’écrire ? Je veux faire passer des idées ? Non, je ne peux l’écrire qu’en me mettant à la place du personnage, en essayant de bien comprendre la situation dans laquelle il est, en entendant le bruit du train, en me demandant « Qui est cette femme ? Quel est son passé à elle ? Quel âge a-t-il ? Quel est le son de sa voix ? Est-ce qu’il a une sale gueule ? Est-ce qu’il sent mauvais ? Est-ce qu’il est raffiné ? » C’est en me posant toutes ces questions annexes que, sans y penser, j’arrive à écrire ces deux pages, dont ensuite je me dirai « oh non c’est très mauvais» ou «  ça va, c’est pas mal », ou alors je les ferai lire et on me dira que c’est pas mal.

Dominique Villain :  Vous faites des répétitions avec les acteurs ?

René Féret : Oui, après ce point zéro avec l’acteur, je trouve. Je suis obligé, c’est mon métier, je suis payé pour trouver. Le plan, il faut que je le fasse, l’acteur aussi, il est engagé. Il faut qu’il fasse le plan, même s’il pense que c’est très mauvais, même s’il pense que ce n’est pas le jour. Donc, à partir du moment où nous sommes dans une nécessité de trouver, je trouve la mise en scène et je trouve le plan. Si je pense que c’est bien, je ne laisse plus l’acteur parler, je lui dis « le plan, tu vas le faire comme ça, c’est très bien », souvent il oppose des doutes. Alors là, je le baratine, je le séduis, je l’embrasse, je lui fais un cadeau, je double son salaire, je fais n’importe quoi, mais il faut absolument qu’il soit avec moi. Je redeviens ami total avec l’acteur, ma pratique d’acteur me sert énormément, je sais ce qu’il faut lui dire : « Tu es formidable, c’est complètement différent de ce qu’on pouvait attendre, en plus, cela te va très bien de le jouer comme ça ». À partir du moment où on a trouvé la façon de faire le plan, on répète. Ensuite, on fait dix à vingt prises pour que ce soit bien, et là, fièrement, je deviens le maniaque absolu, celui qui commande, qui décide si c’est bien ou si ce n’est pas bien. J’ai tous les pouvoirs, sinon on n’y arrive pas. Si je me tourne vers la scripte pour qu’elle donne son avis, c’est terminé. Il faut que le réalisateur quand il saute, saute dans le vide, il est le seul à pouvoir le faire. On ne peut pas tenir la main des autres quand on saute. Je le dis un peu brutalement exprès.

Dominique Villain : Donc pour chaque plan il y a ce travail d’incertitude ?

René Féret : Oui, et en effet c’est énorme. Le temps moyen nécessaire pour faire un plan c’est deux heures, en deux heures on devient fou, on s’aperçoit que tout ce qu’on sait est nul, que l’acteur qu’on a choisi n’est pas le bon, qu’on n’aurait jamais dû être réalisateur, que ce film va être une catastrophe, on vit cela à chaque plan…

Le premier film

Une étudiante : Cette manière de diriger vos acteurs, est-ce qu’elle est venue dès le premier film ?

René Féret : Oui. Pour mon premier film, Histoire de Paul, j’avais vécu ce que je mettais en scène. J’ai une mémoire assez précise et ce que j’avais vécu était assez traumatisant. J’avais été interné dans un hôpital psychiatrique pendant deux mois à l’âge de vingt et un ans, et j’ai écrit un scénario qui relate l’intégration d’un jeune garçon dans un hôpital psychiatrique de type « asilaire ». J’avais tout en mains, je savais à quel personnage correspondait quel acteur, j’ai répété pendant deux à trois semaines quand même. En fait, les répétitions permettent de mesurer la difficulté, mais ne résolvent jamais rien. Il faut être très solide pour répéter, puisque cela ne sert à rien, si ce n’est à rendre les choses encore plus difficiles dans son esprit. Je savais exactement comment parlaient les personnages, ce que cachaient leurs paroles, etc., et j’avais la chance d’avoir des acteurs de théâtre avec qui j’avais déjà eu une pratique et qui possédaient un sens dramaturgique très fort. J’ai d’ailleurs toujours gardé une tendresse pour les acteurs de théâtre, qui sont très respectueux des auteurs, parce qu’ils ont l’habitude de servir de très grands auteurs, Tchekhov, Molière, Shakespeare, etc. Ils sont dociles, travailleurs et cultivés. Ce qu’on ne trouve pas beaucoup dans le cinéma, où les acteurs ont une autre mentalité, même si elle est teintée de ces qualités-là. Ils me respectaient parce que j’avais vécu cette hospitalisation – cela ne me gênait pas du tout de dire que je l’avais vécue – et je disais « Non, là c’est pas ça tu vois, là il dit ça parce que c’est la première fois qu’il parle devant lui, cela lui donne une espèce d’énergie, de brutalité. Il ose d’un seul coup, donc il le dit comme ça. » Ils étaient séduits, ils disaient « Il a raison, c’est beaucoup mieux comme ça. »
C’était facile malgré tout.

Dominique Villain : C’est votre seul film où je trouve le jeu des acteurs trop théâtral. On a l’impression que chacun a son fil conducteur qui se traduit dans chacun de ses gestes…
Celui qui joue Paul [3] est très bien, d’ailleurs il n’était pas acteur.

René Féret : C’est sans doute vrai. En même temps, les gens enfermés avaient des comportements très théâtraux.

Dominique Villain : Oui, je sais, mais dans le film on voit un peu trop les clichés… D’ailleurs, vous vous êtes détaché de ce style de jeu, vous utilisez moins d’acteurs de théâtre et beaucoup plus de non acteurs dans vos derniers films.

René Féret : Il y a une contradiction entre l’acteur de théâtre, formé à des jeux très explicites, et le cinéma où domine l’implicite. L’acteur de théâtre a tendance à donner des clés, un peu comme un professeur. Comme il sert des grands textes, cela implique une espèce de didactisme dans son jeu, il dit ce que veut dire ce qu’il est en train de jouer. Cela va très bien avec Shakespeare. Démontrer comme Shakespeare est grand, tout en jouant Hamlet. Alors qu’au cinéma on est toujours un peu dans l’inattendu.

Enseigner le cinéma

Dominique Villain : En quoi consistait votre enseignement du cinéma à l’université ?

René Féret : Le principe que j’avais avec les étudiants était le suivant : Apprendre quels sont les grands cinéastes, qu’est-ce que le cinéma, qu’est-ce que ça raconte, qu’est-ce que ça véhicule, tout cela est absolument passionnant, mais ne constitue pas une promesse d’être créatif. C’est la même chose que pour le jeu de l’acteur. Je disais aux étudiants : « S’il y a un mode créatif en vous, il est lié à une nécessité intérieure. Nous avons tous une zone à l’intérieur de nous, une espèce de cavité, un endroit un peu vide, qui résonne. Cette zone contient des rushes, des preuves, souvent déposées par notre inconscient, de choses essentielles que nous avons vécues. Des traces de notre histoire personnelle, intime, spécifique, qui n’appartient qu’à nous. » Cent pour cent des étudiants ne feront pas leur métier de la création — écrire, réaliser des films, inventer des mondes. Mais je leur proposais à tous d’aller dans cette zone, systématiquement, à titre d’exercice. Aller chercher en soi ce qui vous a marqué, choqué, défini, bousculé, impliqué, au point que c’est resté en vous comme un matériau créatif dont on peut faire quelque chose. On peut restituer ce souvenir, si c’en est un. On peut le faire réapparaître, par des mots, par une situation, par des images, par des sons, par des dialogues, etc. On va chercher ça. Voilà ce que je voulais faire avec les étudiants. Je voulais qu’ils trouvent en eux une preuve de création intéressante, si intime et si spécifique qu’elle intéresse forcément les autres. Tout le monde faisait cet effort, et pour ceux qui étaient promis à la création, cela constituait une clé possible pour éviter d’écrire ce qui a déjà été écrit. Trouver un élément qui n’appartienne qu’à soi, voilà le travail que nous faisions pour donner naissance à un scénario, ensuite évidemment, nous le réalisions. Le cinéma arrivait, une équipe, des acteurs, un découpage.
Nous partions de ce qu’ils racontaient. Ils comprenaient en le racontant si cela avait une dimension spectaculaire, un intérêt.

Dominique Villain : Avant de raconter, ils passaient par l’écrit ?

René Féret : Non, je leur interdisais d’écrire. Il ne faut pas écrire, il faut voir, entrer dans le souvenir – disons le souvenir, pour être modeste – l’entendre, le restituer, ramasser les vrais rushes. Il n’y avait pas tout de suite cette espèce de traduction intellectuelle navrante qui rend la chose clichée ou référencée.

Une étudiante : Cela demande un courage supplémentaire de se livrer à ce point, de ne pas rester dans une création intellectuelle…

René Féret : Bien sûr, le réalisateur et le scénariste sont dans un mode créatif, comme l’acteur. Si on dit à l’acteur ou l’actrice « bon, vas-y maintenant, tu viens d’être plaqué(e) et tu souffres. » Cela, je peux l’écrire : « Elle vient d’être plaquée, elle souffre. » Mais quel vécu vais-je inventer à chaque stade – l’écriture, la mise en scène et le jeu ? Qui est cette malheureuse, qu’est-ce qui va m’inspirer pour montrer qu’elle est malheureuse ? Il y a mille façons, dire des horreurs à sa mère, mettre deux baffes à sa petite sœur, pleurer dans un coin, s’écrouler, tomber dans les pommes en achetant son pain. Il y a mille façons de créer, ça c’est de la création. Mais « elle est plaquée et elle est malheureuse » ce n’est pas de la création.
Et vous ne pouvez pas vous dire « Moi je suis réalisatrice, je ne m’implique pas, je ne suis pas courageuse, je ne veux pas être ridicule devant les autres à cause de mon incapacité à avoir eu la tête haute à certains moments de ma vie. » Non, vous êtes comme tout le monde, c’est-à-dire minable à certains moments, formidable à d’autres, et votre création doit rendre compte de cela. Il faut vous salir pour sortir ça. Vous bourrer la gueule, rompre avec votre copain, faire bouger votre vie, à tout moment. L’acteur crée à tout moment. On critique les acteurs, ils sont trop payés, ils ne foutent soi-disant rien, mais je dis aux techniciens «Vous êtes des gens incroyablement inutiles, vous êtes interchangeables, les acteurs sont nos vaches sacrées, ils détiennent tout le pouvoir, de séduction, de création, d’identification, etc. » On ne se rend pas compte à quel point c’est difficile pour un acteur. On croit qu’un acteur c’est une espèce de chose narcissique toujours en train de rire trop fort, ou d’avoir plein d’amants ou de se shooter, etc. Mais non, c’est quelqu’un qui est devant la mission impossible de créer à tout moment une vie émotionnelle. C’est un truc de fou. Et je pense que pour le réalisateur aussi, et pour le scénariste, c’est un truc de fou de trouver quelque chose — ce n’est même pas trouver d’ailleurs — c’est livrer quelque chose. Un peu comme le père Noël dans la cheminée. Il faut mettre les chaussons et éventuellement il y aura des cadeaux. Il faut y croire, croire à quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’intelligence et du savoir.
Je ne dis pas ça parce que vous êtes des étudiants, évidemment.

Le montage

Une étudiante : Les techniciens, selon vous, ne mettent pas toute leur âme dans leur travail ?

René Féret : J’ai été un petit peu méchant avec eux. Les techniciens sont des gens extrêmement précieux, d’ailleurs ils ne seraient pas là si on n’en avait pas un tel besoin. Ce sont des ingénieurs, qui chacun dans sa pratique a une mission — en général, ils ont choisi ce métier parce que ce sont des gens originaux. Ils mettent leur technique au service de la création. Alors, ils conduisent chacun leur petit avion, ils savent conduire, ils ont le permis, ils connaissent la mécanique, ils démontent le moteur, ils le remontent, ils sont formidables. Mais en général ils ne connaissent rien à la création.

L’étudiante : Donc les techniciens ne créent pas ?

René Féret : Je ne voudrais pas leur faire de peine, c’est une question de mots, si on veut être gentil avec eux on peut dire qu’ils créent.

L’étudiante : Le monteur ne crée pas ?

René Féret : Non, je pense que le monteur organise les produits d’une création, avec finesse, avec un sens créatif. Il doit percevoir les lignes de création et, avec ses capacités techniques, trouver les moyens de la mettre le mieux en lumière.

Dominique Villain : Ne faudrait-il pas parler du montage autrement que comme d’une technique ? Il n’y a pas beaucoup de technique dans le montage, à part la connaissance du logiciel… Est-ce que vous pourriez monter tout seul ? Avez-vous besoin de la présence de quelqu’un pour autre chose que pour la technique, pour un regard, un sens artistique qui apportent quelque chose au film ?

René Féret : Mes compagnons essentiels sont l’amour et l’intelligence. J’ai besoin de techniciens qui m’aiment, sinon je m’en sépare. On fait un travail très spécial. On se met dans des situations créatives dont l’équivalent serait une espèce de partouse à trente personnes dans le même lit. Là, je parle du tournage, de la vie sur le plateau où il y a un regard permanent des autres sur notre intimité, une perception de tout ce qui peut échapper d’un être, que ce soit séduisant ou désagréable. C’est comme si on était dans un bocal avec des races différentes de poissons, en ayant peur d’être dévoré d’un côté, en séduisant de l’autre… Là-dedans, on travaille évidemment, on est là pour travailler, en plus ça coûte très cher, et en plus on n’a pas le temps. Le technicien, j’ai besoin de son excitation. C’est-à-dire un mélange de sympathie, d’amour, et de capacité. Depuis quinze ans, je monte avec ma femme, avant je ne montais pas avec ma femme, je ne dis pas qu’il faut avoir une relation amoureuse pour bien monter ! D’ailleurs, je ne crois pas que ce soit de l’ordre de l’amour ce qui nous sert à monter ma femme et moi. C’est plutôt de l’ordre de la connaissance, de l’intelligence, de la finesse, de la bonne entente aussi, je m’entends extraordinairement bien avec elle, on ne s’engueule jamais — ce qui est exceptionnel — quand on monte ensemble. Mais pour vous répondre, je dirais que le monteur, comme le réalisateur, devient aveugle, donc on ne peut pas dire qu’il conduit l’avion. Peut-être qu’au début il a une petite avance sur le réalisateur parce qu’il découvre le matériel. Le réalisateur l’a fabriqué, donc il sait très bien ce qu’il a, mais il ne sait pas ce que ça produit sur les autres. Le monteur, c’est le premier œil. Et puis après, on est ensemble pour le meilleur et pour le pire du montage.
Le tournage c’est un peu comme si on allait au fond de la mer. Il y a un navire qui a coulé au seizième siècle, rempli de merveilles, et nous sommes quarante personnes avec du matériel pour aller nous engloutir tout au fond, et il faut remonter très vite, parce qu’on n’a pas beaucoup de temps de respiration. On prend des objets, on les regarde vaguement, on dit ça c’est sûrement en or, ça c’est un truc qu’il faut remonter aussi, et on remonte des choses, puis on redescend, puis on remonte. Ça, c’est le tournage, ça dure huit semaines, à la fin on est épuisé. On ne sait pas vraiment ce qu’on va chercher, on sait que c’est tel bateau — ça c’est le scénario, il s’appelle « Corsaire huit » —, et on prend tout ce qu’on peut de meilleur. Le monteur doit tout nettoyer. Sur mille tables il y a tous les objets, rutilants, et on s’aperçoit que finalement ce qu’on avait pris pour de l’or ciselé, c’est du carton. Ce n’est pas possible de se faire avoir comme ça ! Et ce truc-là qui n’avait l’air de rien, c’est un parchemin très ancien, fabuleux. Ça c’est le montage.

Une étudiante : Je pense qu’il y a des différences importantes entre fiction et documentaire, particulièrement au montage. Dans la fiction, le monteur suit quelque chose qui est déjà écrit, à ses côtés le réalisateur rétablit à chaque fois le scénario. Dans le documentaire, cela peut aller tellement dans tous les sens que le monteur a un grand rôle créatif.

René Féret : Oui, c’est beaucoup plus facile de faire un film de fiction, de ce point de vue là, il y a une mission précise.
(Silence dans la salle)
Et si on parlait un peu de vous ? Qui me raconte un peu sa vie ?
Qui souhaite vraiment devenir réalisateur ou réalisatrice, est-ce que vous pouvez lever la main ? Plus de la moitié…
… Dites-moi quelque chose d’un peu personnel…

Agnès Varda

Une étudiante : Personnellement, je trouve que votre façon de travailler ressemble un peu à celle d’Agnès Varda, c’est une écriture « caméra stylo ».

René Féret : Varda, d’une façon apparemment nonchalante mais vraiment artistique et talentueuse, crée des rapports entre les images qui se présentent à elle comme dans une espèce de promenade, moi je travaille sur des projets de fiction définis, précis, écrits.

L’étudiante : Quand elle a fait Sans toit ni loi, elle n’a pas vraiment donné de dialogues avant de tourner…

René Féret : Oui, elle a dit à Sandrine Bonnaire « ne te lave plus », déjà c’était pas mal. Si vous prenez l’exemple de ce film, oui, c’est plus proche de moi en effet que ses documentaires.
Je ne sais pas si c’est mon cas, peut-être que sa création passe par son plaisir, par le fait qu’elle est bien dans sa peau, elle reçoit les choses du monde.

La production

Alain Raoust [4] : Pour faire un lien plus direct avec Agnès Varda, on pourrait parler de production. Tu es une personne originale dans ta manière de concevoir des films, avec un axe principal qui est la création, mais il y a toute une autre partie de ton activité où tu es un auteur-réalisateur-producteur, le producteur de tes propres films. Est-ce qu’il t’est arrivé de travailler avec des producteurs extérieurs à ta structure ?

René Féret : Non. En fait, j’ai produit mon premier film parce que personne n’en voulait, et comme je suis assez tenace — vous le disiez tout à l’heure —, j’ai réussi à le faire, d’une façon très bête, mais je suis assez malin quand même.
Je donnais des cours de théâtre, en même temps que j’étais dans la compagnie Vincent-Jourdheuil. J’étais acteur, j’avais vingt-quatre, vingt-cinq ans. J’avais une petite équipe d’une douzaine de personnes avec lesquelles nous faisions du théâtre amateur à Clichy, dans une maison des jeunes. J’avais monté des petites pièces de Brecht, et puis je leur avais dit « Le théâtre, finalement, c’est ennuyeux, on a tous envie de faire du cinéma, non ? » Je n’étais pratiquement pas payé, je faisais ça vraiment pour mon plaisir. C’était des amateurs, des jeunes, plus jeunes que moi, qui avaient un métier. Au mois de juin, je leur ai dit « Écoutez, moi je ne reviens l’année prochaine que si nous faisons un film. Vous écrivez chacun un scénario et nous faisons un long métrage — je ne voulais pas commencer par des courts —, vous écrivez chacun un long métrage, j’en écris un aussi et on prendra le meilleur. » C’est sur ce mode-là que je me suis mis à écrire tout l’été mon histoire d’internement. J’étais un peu tremblotant parce que c’était un sujet assez inquiétant pour moi. Comme j’avais été « fou » pendant deux mois, je me demandais si cela n’allait pas me reprendre un jour, j’étais angoissé par rapport à mon équilibre personnel, puisque j’avais fait une dépression.

Dominique Villain : C’est tout de suite cette expérience qui est venue, comme premier scénario ?

René Féret : Oui. Cette histoire je la racontais déjà à mes copains acteurs, je leur racontais comment cela se passait dans l’hôpital. Je jouais tous les fous, je jouais les médecins, j’avais vraiment mon sujet, j’étais très tonique et créatif.
J’ai écrit ce scénario, et puis arrive la rentrée. Parmi les douze, personne n’avait écrit le moindre scénario, alors je leur ai dit « C’est vraiment navrant, mais heureusement j’en ai écrit un ». Je l’ai distribué et j’ai dit que nous allions réaliser ce film-là. Évidemment, ils ne suffisaient pas pour tous les rôles, donc j’ai distribué les autres rôles à des amis comédiens professionnels avec qui je travaillais. J’ai commencé à organiser des répétitions et je n’avais toujours pas d’argent. Un jour, j’ai rencontré le cousin de Nicolas Philibert — vous voyez qui est Nicolas Philibert ?

Dominique Villain : Oui, il donne des cours ici.

René Féret : Vous pourrez lui demander confirmation ! Un jour, Nicolas — il avait lui aussi vingt-quatre ou vingt-cinq ans — passe avec un de ses cousins qui tout à coup se vante d’avoir cinquante mille francs hérités de sa grand-mère dont il ne sait que faire. Je lui ai dit « Tu es fou de me dire ça, moi j’ai besoin de ton argent, donnes-le moi, prêtes-le moi et je te rembourse dans un an, mon film se fait si tu me le prêtes !». Le type, un peu mou – on ne se connaissait pas du tout – m’a répondu « Là je pars pour l’étranger, je t’enverrai un mandat télégraphique, si tu veux ». Je lui ai dit « Mais je tourne dans trois jours ! » En fait, je devais logiquement tourner trois jours après, mais comme je n’avais pas un sou, je ne pouvais pas tourner. J’avais gardé en tête la date décidée pour le tournage. D’ailleurs, je fixe toujours la date de tournage de mon prochain film, et quoi qu’il arrive, ça arrive. J’ai cette force parce qu’il y a eu cette première expérience. Donc, il me prête cet argent ¾ c’était très peu pour un long métrage avec une équipe de techniciens ¾, et je fais le film. Je débarque sur un plateau alors que je n’avais jamais fait un plan de ma vie. C’est un jeu d’enfant de faire du cinéma quand on est réalisateur, vous pouvez être le seul incapable parmi des gens très capables. Les techniciens ont fait des études, ils connaissent leur pratique, vous, vous avez simplement un film dans la tête. Donc il faut avoir de l’autorité. Instinctivement, j’ai compris qu’il fallait que je sois le patron. Si tu ne dis pas ce qu’il faut faire, tu n’existes plus.

Dominique Villain : Vous étiez déjà en position de maîtrise dans le petit groupe…

René Féret : Le petit groupe, c’était vraiment rien.
Là, c’était l’équipe technique, la chef-opératrice, Nurith Aviv. Dans le premier plan, le jeune homme arrive à l’hôpital dans une salle où il y a sept ou huit malades mentaux qui le regardent, dont trois personnages importants. Moi qui ne savais rien, je dis à Nurith « Tu passes sur lui, puis sur l’autre, on va faire un filé. » Elle me dit « Un filé ? » Je dis « Oui, un filé.» Elle se retourne vers son premier assistant et elle lui fait un signe de connivence. Je me suis dit que je ne pouvais pas laisser passer ça et j’ai demandé une réunion de toute l’équipe immédiatement. Avec un ton implacable, dans un silence total, devant trente acteurs qui en plus étaient mes amis. Nurith se demandait ce qui arrivait. Je me suis conduit comme un facho, mais c’était impossible de faire autrement si je voulais pouvoir faire des films. J’ai dit « Je viens de prendre conscience que Nurith n’est pas la bonne personne pour mon film, et je souhaite qu’elle parte ce soir.» Elle a explosé en sanglots. Je lui ai dit « Mets-toi à ma place, j’ai vécu cette histoire, je veux la filmer comme je la vois, si tu réagis comme ça alors que tu es là pour faire les plans que je te demande, je ne peux pas travailler avec toi», ce qui était vrai. Et elle m’a promis devant tout le monde que même si elle n’était pas d’accord, elle ferait tous les plans que je lui demanderai. On s’est très bien entendu, et elle m’a appris beaucoup de choses.
Je fais exprès de raconter des anecdotes concrètes de la vie de cinéaste, c’est essentiel.
Plus tard, j’ai produit des amis, je les ai entourés de bons techniciens, mais il est arrivé qu’un jeune réalisateur soit obligé de jeter l’éponge au bout d’une semaine. Il avait dit oui à tout ce que les autres lui disaient, il était incapable de faire le film qu’il avait écrit, qui était tout de même son film ! Avec les étudiants, cela est arrivé six fois sur dix. Il faut aussi se méfier des acteurs, le meilleur des acteurs va vous faire le pire si vous le laissez faire.

Alain Raoust : Pourrais-tu dire comment tu es devenu producteur ?

René Féret : Oui. Donc, j’ai fait le film, j’ai eu le prix Jean Vigo, encore plus prestigieux à l’époque, et j’ai eu une avance sur recettes sur film terminé. Pour recevoir cet argent du CNC[5], il a fallu que je crée une société de production. Avec mes amis de la maison de la culture qui s’appelait « L’Arc » — je crois qu’elle existe toujours, à Clichy — j’avais créé une petite association, « Les films de l’Arquebuse ». Pour recevoir l’équivalent de trente mille euros (en francs à l’époque), il fallait une maison de production. Je me suis dit « ça y est ! Non seulement je suis scénariste, non seulement je suis réalisateur, je suis aussi producteur ! » Et j’ai compris que c’était peut-être la condition pour pouvoir faire les films que je voulais faire. J’ai demandé conseil à René Allio — aujourd’hui trop oublié [6] —, le seul cinéaste que je connaissais parce qu’il était professeur de décoration à l’école de Strasbourg où j’avais été comédien. Allio était tout sauf un producteur, et comme il avait reçu de l’argent pour son film Moi, Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, il m’a demandé si je voulais bien le produire. Je me suis dit que cela me ferait une expérience de film à gros budget. J’avais écrit le scénario de La Communion solennelle, et j’allais sûrement être obligé de le produire parce que je ne trouverais pas assez d’argent. Donc, j’ai produit le film de René Allio, et depuis je suis toujours mon producteur, parce que je ne supporterais pas d’avoir un producteur. La production, c’est une espèce d’automatisme et c’est un espace de liberté. Par exemple, il n’y a que le producteur qui puisse décider de faire un film bien qu’il n’ait trouvé que la moitié de l’argent, et comme de film en film je ne trouve que la moitié de l’argent, je suis le seul producteur qui accepte de faire mes films avec la moitié de l’argent.

Dominique Villain : Et la moitié vous suffit pour faire ce que vous voulez faire ?

René Féret : Je suis bien obligé. C’est comme si ce soir je vous invitais tous à dîner alors que je n’ai que la moitié du budget nécessaire. Je vais faire en sorte que ce soit quand même joyeux, qu’on mange bien et que vous n’ayez pas le sentiment d’avoir été invité par un fauché. Nannerl, je l’ai fait avec un million d’euros, il aurait fallu un million huit ou deux millions.

Dominique Villain : Qu’est-ce que cela aurait changé ?

René Féret : J’aurais bien payé les gens. Je sous-paye tout le monde évidemment, maintenant j’ai une réputation… on sait que le salaire sur mes films, c’est cinquante pour cent du minimum syndical, mais le minimum syndical est quand même sérieusement agréable. Le directeur de la photographie, au lieu de gagner cinq cents euros par jour en gagne deux cent cinquante. Moi, je ne gagne rien, c’est pour cette raison que j’ai été longtemps enseignant et que je fais beaucoup de choses annexes. Ma femme gagne très peu, notre fille on la paye comme les autres acteurs, beaucoup mieux que nous… et en plus on paye des impôts sur l’argent qu’elle ne peut pas encore toucher…
Nous sommes habitués à faire des films avec peu d’argent, et je pense que cela ne se voit pas trop. On me dit « Tu as fait ce film avec un million, comment est-ce possible ? » Ma réputation se situe là maintenant, on ne me dit même plus que je fais des bons films !
Je viens de faire un autre film [7] avec un million d’euros.
Mais cela me paraît toujours une somme énorme ! À vous aussi, j’imagine !
C’est assez excitant de pouvoir dépenser un million en six mois, et en même temps ce n’est pas assez.

Dominique Villain : Mais ce sont toujours les mêmes qui vous donnent le million ? C’est du travail de chercher l’argent.

René Féret : Dans mon cas, l’avance sur recettes est une alimentation financière historique, je crois que je suis le cinéaste qui a eu le plus d’avances sur recettes ! Il y a l’avance sur projet écrit, une somme plus qu’agréable, jusqu’à cinq cent mille euros en moyenne, je l’ai eue pour Nannerl. Et il y a l’avance sur film terminé. Une autre commission se réunit et dit à la première « Mais pourquoi vous ne l’avez pas donnée à un si beau film ? » Là, c’est beaucoup moins, c’est soixante-dix mille euros. Si on compte les deux commissions, je l’ai eue 94% de fois.
Je ne l’ai pas eue pour le dernier film, mais j’ai eu Canal +. Voilà Canal + qui d’un seul coup me donne un chèque colossal de quatre cent cinquante mille euros. Incroyable !
Christophe Rossignon, un producteur qui a une maison de production importante, a vu Nannerl dans le coffret des césars. Il m’avait déjà félicité pour Baptême il y a une quinzaine d’années. Il m’appelle, à nouveau pour me féliciter et me demande combien d’argent j’ai eu pour ce film. Il trouve ça complètement fou d’avoir réussi à faire ce film avec aussi peu d’argent et ne comprend pas pourquoi Canal ne m’a rien donné. Il me propose d’en parler au directeur de Canal avec qui il déjeune la semaine suivante. Il me rappelle, le type aussi avait vu Nannerl, le trouvait génial et se demandait comment j’avais pu faire ce film avec si peu. Dommage, c’était trop tard pour avoir l’argent de Canal… et le producteur me dit « René, tu ne peux pas rester tout seul comme ça, le prochain film, s’il me plaît, je favorise ta rencontre avec Canal. » Ce qu’il a fait, pour mon dernier film. J’ai rencontré ce directeur, un homme d’une quarantaine d’années, raffiné, cinéphile, qui adore mes films, il les a tous vus… Je lui ai dit « Mais cela fait quinze ans que je fais mes films sans vous… »
C’est amusant la production ! C’est n’importe quoi, en fait.
Mes films ne font pas beaucoup d’entrées, à l’exception de La Communion Solennelle qui en a fait cinq cent mille. Quand ils font cinquante à soixante mille entrées, c’est bien. Beaucoup se suicideraient, je tiens le coup… une des raisons c’est que mes sociétés ne sont pas mises en question. Comme je n’ai pas de dettes, quand je fais cinquante mille entrées je gagne de l’argent, j’en ai un peu pour le film suivant. Avec ce système français, l’avance, les régions, j’arrive à faire des films.
Il y a une quinzaine d’années, je devais réaliser le film d’après Doris Lessing [8] avec Nathalie Baye, que j’avais connue du temps de La Communion solennelle. Je n’ai pas trouvé un sou. C’était l’histoire d’une femme encore belle, riche, qui rencontre une vieille dame de quatre-vingt-dix ans, un très beau roman. À cette époque, j’enseignais, et j’insultais mes étudiants qui parlaient de leur désir de tourner en pellicule 35mm. J’avais une petite caméra numérique avec laquelle je filmais mes filles. Je ne comprenais pas pourquoi ils avaient besoin de moyens fabuleux pour filmer ce qu’ils avaient dans la tête. Je rentre chez moi, et je réalise que je n’arrive plus à faire mes films, que j’ai un scénario formidable et une caméra et que je ne fais pas ce que je conseille à mes étudiants ! C’est là que j’ai décidé de faire mon film avec rien, et j’ai filmé Rue du Retrait avec des personnes de mon quartier, cela rejoint un peu Agnès Varda. Ma voisine avait une très belle maison dans laquelle on pouvait tourner, elle avait fait l’école de théâtre de la rue Blanche et elle mourait d’envie de rejouer. On a trouvé la vieille dame le lendemain. On a tourné pendant quatre semaines et j’ai fait le film avec moins de cinquante mille euros. Et ce film a fait vingt cinq mille entrées en France, a été vendu au Japon où il a fait trente cinq mille entrées, je suis allé le présenter à Tokyo, il a eu une petite existence. Et depuis ce temps-là je suis vraiment heureux, je me dis que je peux faire un film avec zéro euro s’il le faut. Ce n’est pas du tout ce que je souhaite, mais ma vie artistique peut s’accomplir même si plus personne ne me donne un centime. Preuves à l’appui.

Dominique Villain : Pour vous, malgré la différence de budget, la qualité technique est la même dans Rue du Retrait et dans Nannerl ?

René Féret : Oui, on a traité la petite caméra numérique comme une caméra 35mm. Je suis resté très classique et l’image est assez belle. C’est un très bon souvenir, nous étions sept au lieu de quarante, nous mangions chez moi. Pour le décor de l’appartement de la vieille dame, j’ai demandé à Carlos Conti, un grand décorateur et un vieil ami. Je lui ai donné mille euros, et il a fait quelque chose de génial. Il trouvait ça complètement fou, je lui avais dit « C’est oui ou c’est non », il a répondu « D’accord ça m’amuse ».

Le réalisateur est un voleur, au sens noble du terme, un imposteur, un séducteur. On ne peut pas faire des films si on n’a pas une capacité de viol des autres. Ce n’est pas une position sage. John Cassavetes dit que tout le monde a envie de donner ce dont il a besoin à un réalisateur habité, qui est dans la fébrilité joyeuse d’un processus créatif. Vous devez susciter une espèce d’aimantation. On ne peut pas avoir le droit de créer sans payer quelque chose sur le plan relationnel et sur le plan social. Vous devez séduire, et faire en sorte que ceux qui sont autour de vous conservent leur plaisir jusqu’au bout, vous n’avez pas le droit de les berner. Vous devez payer en permanence à tout le monde. C’est important de savoir que vous avez cette mission, un peu comme un curé. Un curé ne peut pas dire « C’est mon affaire avec Dieu, je ne m’occupe pas des autres ». Dieu vous missionne d’une fonction sociale, vous devez tenir compte de tous les autres. Je déteste les réalisateurs prétentieux, qui sont dans leur bulle, leur suffisance, leur solitude. La création c’est comme un étal de boucher, la viande doit être visible et identifiable.

La musique de Nannerl

Un étudiant : Pouvez-vous nous parler du travail de la musique pour Nannerl ?

René Féret : Il fallait que ce soit une musique qu’on n’ait jamais entendue et qui aurait pu être une musique de l’époque. La musique de la sœur de Mozart devait aussi se distinguer de celle de son frère, être maladroite, talentueuse, accidentelle, provoquée par sa rencontre amoureuse avec le Dauphin de France. Je ne suis pas musicien, je peux seulement dire si cela me touche, si cela me paraît accessible, et en même temps m’impressionne. J’ai rencontré Marie-Jeanne Serero une première fois, je lui ai donné ces quelques indications. Elle a composé une musique qui ressemblait à une musique d’époque mais qui n’était pas émouvante. Je me suis séparé d’elle et j’ai demandé la même chose à un musicien qui a composé une musique très touchante, maladroite, improvisée, amoureuse, mais pas d’époque du tout. Il manquait de culture, je me suis disputé avec lui, et… j’ai rappelé Marie-Jeanne. Nous étions à trois semaines du tournage, c’était une catastrophe. Je lui ai expliqué ce qui m’avait plu dans l’autre musique, elle l’a écoutée. Je l’ai un peu brusquée et elle a composé ce qui est dans le film. Cela m’a plu.
Là aussi nous sommes dans un mode émotionnel. Ce n’est pas parce qu’on s’appelle Marie-Jeanne Serero ou Gabriel Yared que d’un seul coup on trouve. Les artistes qui ont donné les meilleures preuves de leur capacité sont tout à coup capables de la chose la plus médiocre, c’est un peu la morale de la création. Certes, il y a des gens qui ont du talent, mais le talent se renouvelle à chaque moment.

Dominique Villain : D’ailleurs vous reconnaissez vous-même avoir raté deux films.

René Féret : J’ai fait deux films catastrophiques que je n’ai pas montrés. Je suis assez inconséquent, je prends des risques. J’ai fait un film avec mon fils qui avait trois ans et demi, je me séparais de sa mère, je traversais une crise assez grave. J’ai très mal supporté d’être père à l’époque, cela m’a rappelé toute une problématique ancienne qui m’avait mené à l’asile. J’ai eu très peur, j’ai écrit un film très mauvais, et en plus, comme je me culpabilisais de me séparer de ma femme qui voulait jouer, je lui ai donné le rôle principal. Je me suis retrouvé dans un mélange catastrophique de vécu immédiat et de créativité. L’autre film très mauvais était l’adaptation d’un roman, dans laquelle je jouais le rôle principal, j’étais très mauvais.
C’est grave parce que cela coûte de l’argent. Pour le premier, UGC avait mis beaucoup d’argent parce qu’ils avaient confiance en moi, or ils n’aiment pas perdre de l’argent. Moi j’étais écoeuré, je ne voulais plus être réalisateur, je voulais être producteur. J’ai produit un film de Maurice Dugowson, qui s’appelle Sarah, pour UGC, ils étaient très contents. Ils avaient beaucoup de réalisateurs dont ils ne savaient que faire tandis que des producteurs comme moi il n’y en avait pas beaucoup. Ils m’ont proposé d’être un producteur UGC indépendant, j’allais gagner beaucoup d’argent, et produire Doillon, Téchiné, ces réalisateurs qui avaient besoin d’un producteur. J’ai organisé des réunions avec eux, ils étaient tous d’accord pour que je les produise, mais j’étais dans un état d’insatisfaction absolue. J’avais produit ce film avec Jacques Dutronc, Lea Massari, etc. J’étais devenu un producteur qui pouvait gérer les gros budgets. Un jour, la femme de Dugowson me dit : « Regarde ce scénario de Cassavetes, Lovestreams, voilà un scénario magnifique que je viens de traduire en français pour lui. Depuis des années, il n’arrive pas à faire ce film. »
Je me suis dit « Quitte à faire ce travail, autant que ce soit pour lui, un géant.» Je suis allé voir UGC, je leur ai demandé « Si j’arrive à faire venir Cassavetes à Londres, qu’il fasse son film là-bas, est-ce que vous financez à fond ? » Ils m’ont donné leur accord. J’appelle Cassavetes, je tombe sur Gena Rowlands, je lui explique la raison de mon appel, elle me dit de venir parler directement à Cassavetes. Quand ? Demain. Le lendemain, j’y vais. Je logeais à Los Angeles chez un ami anglais, qui appelle Cassavetes. Il répond qu’il n’est pas au courant, il ne veut rien entendre. Il finit par arriver avec un de ses cousins. Il picole comme un fou, moi aussi. J’ai assisté à un déploiement de charme inimaginable. Il se marrait, il disait qu’il avait rajouté une scène, il racontait la scène, il jouait la fille, il se déplaçait pour jouer l’homme, il buvait, il discutait, et d’un seul coup il m’a dit « Mais t’es qui toi ? » Il ne comprenait pas, il me voyait un peu idiot, un peu jeune — j’avais trente-cinq ans. «  Pourquoi veux-tu me produire, un producteur ça ne sert à rien, ça fait du bon café, c’est tout, et ceux que je connais font tous un mauvais café, et tu fais quoi toi ? » Quand je lui ai dit qu’en fait j’étais réalisateur, il a blêmi. Je lui ai parlé de mes premiers films et de celui qui n’avait pas marché, et il a commencé à m’insulter pendant deux heures : « Tu es fou, tu es réalisateur et tu veux être producteur ! » Ensuite, il regardait ma femme et il me disait : « Tu as vu comme elle est belle, qu’est-ce que tu attends pour la filmer? Prends une caméra et va tourner avec elle ! » Finalement, je suis revenu en état de choc, et j’ai refait tout de suite un film. J’ai dit au directeur général d’UGC qui m’aimait vraiment bien que je ne voulais plus être producteur, que je voulais réaliser un film, même sans faire d’entrées. Il a trouvé ça lamentable, il a payé l’addition du déjeuner sans attendre le dessert.
Cassavetes, parce qu’il était Cassavetes et que je l’admirais, m’avait rendu à mon désir profond de réaliser Mystère Alexina, pour lequel je n’avais pas un sou. J’ai commencé ce film en 35mm avec quarante personnes sans argent, j’en ai trouvé pendant le tournage.

Dominique Villain : Merci Cassavetes !

René Féret : Oui. Heureusement qu’il a eu ce mépris, cette énergie et cette intelligence, et d’ailleurs quinze jours après il a trouvé un producteur américain.
No question ?

Notes

[1] Cf. sur ce point Claire Denis, dans Le Travail du cinéma II, p. 134-135.

L’Actors Studio est une association regroupant des acteurs professionnels, metteurs en scène et dramaturges, située à New York. Consacrée à l’art dramatique, elle a été fondée par Cheryl Crawford, Elia Kazan et Robert Lewis en 1947. À l’origine, l’Actors Studio a pour fonction de permettre à des comédiens confirmés de perfectionner leur art dans l’intimité d’un atelier, sans la pression d’un tournage. Dirigé à partir de la méthode créée par Strasberg suivant le « système » de Stanislavski, née dans ses Cahiers de régie, rédigés à l’occasion de la création des premières pièces de Tchekhov, l’Actors Studio connaît son apogée sous la direction de Lee Strasberg de 1951 à 1982. (Wikipédia)

[3] Paul Allio, fils du cinéaste.

[4] Il est professeur associé au département cinéma.

[5] Centre National du Cinéma, établissement public français dont les missions principales sont de réglementer, soutenir et promouvoir l’économie du cinéma en France et à l’étranger.

[6] Depuis cette rencontre, plusieurs manifestations, à Paris et à Marseille, lui ont rendu hommage, en 2013, et ses films sont disponibles en DVD.

[7] Madame Solario.

[8] Rue du retrait, d’après Journal d’une voisine, Les Carnets de Jane Somers 1, Paris, Le livre de poche, 1987.